16.11.10

Le gardien de sa mère (2005)

Elle est seule au monde.  Elle l’a toujours été.  Elle me l’a dit.  Elle a grandi en famille et foyer d’accueil. Elle n’a ni frères ni sœurs et a coupé les ponts avec sa mère.  Sa mère ne l’aimait pas.  Elle ne sait pas qui est son père. Elle n’a pas d’amies. Elle a un mari qui est dur avec elle.  Pas physiquement, qu’elle a dit.  Mais dur, pour tout le reste.  Ses beaux-parents sont aussi bêtes que le mari.  Ils la dévalorisent constamment.  Mais ils acceptent de garder les enfants, quelquefois, à contre-coeur.  Elle a deux petits garçons.  Quatre ans et demie et deux ans et demie.  Les deux ont des troubles de communication.  Le plus jeune est sévèrement atteint.  Un médecin a même parlé d’autisme dans son cas.

Elle a de très beaux yeux, d’un bleu si pâle. Elle est mince et élancée.  Elle a une grosse poitrine et un tatou au bas du dos qu’on aperçoit lorsqu’elle se penche; un dessin qui fait penser à deux ailes bien symétriques.  Elle a de très beaux cheveux noirs, une vraie crinière épaisse et lisse.  Une peau parfaite, blanche, avec de petites taches de rousseur sur les joues qui lui donnent un air d’enfant.  Son sourire, qu’on voit trop peu souvent, est aussi celui d’une enfant; dents blanches et droites mais écartées.  Sa voix est faible, son regard fuyant, ses phrases courtes.  Et quand elle parle, tous ces s sur le bout de la langue et sa syntaxe un peu primaire nous laissent deviner qu’elle a dû en arracher à l’école.  Elle porte des jeans, chandail v-neck, manteau de ski, pas de tuque ni de gants.  Elle trimballe sacoche, sac à dos et boîte à lunch.  

Et un ou deux enfants; tout dépend du moment de la journée et des rendez-vous qu’elle aura ce jour-là.  Évaluation chez tel médecin, séances de thérapie chez moi ou chez telle orthophoniste ou ergothérapeute, demande de financement à tel organisme de bienfaisance, renouvellement des assurances-vie, consultation auprès d’un orienteur ou d’un tuteur.  Parce qu’elle prend des cours du soir pour obtenir son diplôme de secondaire 5.  Pour pouvoir faire ensuite un cours d’aide-infirmière, malgré qu’elle ne tolère pas la vue du sang. Pour pouvoir subvenir aux besoins de ses enfants parce que son mariage fout le camp.  Parce que son mari se désintéresse d’elle et des garçons.  Parce qu’il ne la valorise pas, parce qu’il ne reconnaît pas à quel point elle s’investit et se démène.  Parce qu’il ne l’a jamais félicité d’avoir réussi à amasser près de dix mille dollars en six mois en soupers-spaghetti.  Parce qu’il croît être le seul à travailler fort, à ne pas avoir de vie à lui.  Parce que le soir, il est impatient avec elle et les enfants.  Parce qu’elle a mal à la tête tout le temps.  Parce qu’il est un stress de plus dans sa vie.

Son coeur, il est brisé, depuis longtemps.  Et tous les jours qui ramènent obstacles à surmonter, tâches à accomplir et problèmes à résoudre; qui demandent dévouement, abnégation et vigilence ne laissent pas de place ni de temps pour le recoller.  Son coeur reste en morceaux.  Le passé a été dur, le présent est dur, le futur s’annonce dur et sans amour, encore.

Il lui manque tellement d’amour.  “J’ai été célibataire plus souvent qu’autrement dans ma vie, tu sais, parce que j’ai l’herpes génital depuis l’âge de dix-sept ans.  Alors ça complique les relations.  Quel homme veut d’une femme qui a ça?  Mon chum, j’ai été chanceuse qu’il m’accepte.  Mais là, ça ressort tout le temps à cause du stress.  Alors cet hiver, je l’ai vingt-sept jours par mois.  Y parait qu’un couple a des chances de se briser s’il  a des problèmes d’argent ou de sexe.  Eh bien voilà où on en est.  De toute façon, je suis presque reconnaissante de l’avoir en ce moment.  Ca le garde à distance.  Quand il me touche, j’ai des frissons.  Pas les papillons.  Des frissons mauvais.”

Elle est épuisée.  Elle a un gros rhume.  Je veux qu’elle se repose.  Je lui rappelle que le petit lit est là pour elle, avec les coussins et les couvertures douillettes.  Mais elle s’obstine à se recroqueviller sur le petit sofa.  Mais depuis trois jours qu’elle fait la sieste, son plus jeune semble enfin avoir l’esprit en paix.  Depuis trois jours, il la laisse tranquille.  Il vaque à ses occupations de petit bonhomme.  Il se balance.  Il rigole de mes airs de bouffon qui exprime la catastrophe quand la balançoire frappe le mur.  Il s’est même mis à imiter mon expression vocale et gestuelle, “Oh non!!”, mains sur les joues, et accoure pour m’embrasser, transporté par la joie.  La joie pure et simple d’être connecté, d’être ensemble, de partager nos vies, de mélanger nos bulles.  Comme s’il sentait pour vrai ma chaleur et ne pouvait faire autrement que d’y accourir parce que c’est trop attirant, comme un aimant.  Signe que sa bulle est percée et que ma chaleur a pu y entrer.  La spontanéité avec laquelle il réagit depuis trois jours, comme une balle qui rebondit, me laisse comprendre que cet enfant a plein de fissures.  Il a aspiré ma chaleur et tout son être se mobilise vers moi, bras ouverts, visage heureux, yeux fixés dans les miens, sourire fendu, pour une embrassade de gros ourson.  Deux fois, trois fois, quatre fois de suite, action-réaction en boucles.

Quel contraste avec les deux premières semaines.  Il devenait hystérique et sauvage si sa mère quittait la pièce, détruisait le mobilier et me frappait.  Mes égratignures au visage en font foi.  Si elle restait, il se calmait plus rapidement mais n’explorait pas l’armoire à jouets, ne s’engageait pas dans les activités qu’on lui proposait, ne gardait que quelques courtes minutes d’attention pour tel ou tel objet et piquait des crises si on le freinait dans ses élans ou lui posait des interdits. Un space-cadet qui butine de fleur en fleur sans intérêt soutenu pour quoique ce soit.  Un touche-à-tout qui buche dans les portes, qui se jette par terre, ongles sortis, coups de pieds qui fracassent tout, dos arqué, sanglots et morve au visage, corps en démence.

Quand on est préoccupé, on devient distrait.  L’esprit est embourbé d’un brouillard et nos réflexes naturels sont diminués.  J’imagine notre espace mental comme une tarte.  La demie est composée de pensées et d’émotions gardées en réserve, de préoccupations à long et moyen terme.  L’autre moitié reste disponible pour le présent, le ici et maintenant, pour appréhender le réel et réagir au réel, pour être attentif et à l’écoute de ce qui se passe.  Mais cette proportion se déséquilibre si on est très préoccupé.  Plus du trois quart de la tarte devient embourbé par les soucis; le brouillard de ces idées fixes ne laissant qu’une petite partie de l’esprit à la vigilance.  Alors on est inattentif, on ne peut se concentrer sur rien, on est distrait, on oublie, on fait des gaffes, on est dans la lune, on perd le fil, on déconnecte, on n’écoute plus, on devient inconscient des autres et de soi.  On sursaute pour des peccadilles parce qu’on ne les a pas vus venir.  Anticiper devient impossible alors les changements nous bouleversent. On devient rigide comme un dictateur ou on butine dans la brume. Comme lui.

Quand ce phénomène d’esprit-pris-dans-le-brouillard-des-soucis se produit durant la petite enfance, tout ou une partie du développement s’en trouve affecté.  Motricité, langage, socialisation, cognition : toutes ces habiletés ont besoin, pour émerger, d’un esprit disponible, d’un esprit libre de toute insécurité, de tout souci, de toute peur.  Et quelle est la peur qui hante ce bébé?  La peur que sa mère l’abandonne.  Parce qu’il sent, connaît et reconnaît son désespoir et sa profonde souffrance.  Parce qu’il y a baigné pendant neuf mois et qu’il a masséré dans cette soupe empoisonnée, qu’il a absorbé cette toxine appelée La-Peur-Terrible-d’Etre-Abondonné-Par-Sa-Mère que cette femme a légitimement développée et qui a grossi tout au cours de sa vie.  Il est l’héritier de cette peur transmise génétiquement.  Cette peur a élu domicile dans le corps et l’esprit de l’enfant qui crée un filtre qui mine tout son développement.  Alors, il se comporte comme celui qui a besoin d’elle constamment mais surtout comme celui qui a le mandat de s’assurer qu’elle survivra, parce que si elle meurt, ce serait le pire des abandons. Alors il est comme un gardien de sécurité, ombre à ses côtés qui n’a d’autre tâche que de s’assurer du bien-être et de la survie de cette femme.  Il reste sur ses gardes, corps et âme dévoués à cette mission, comme un endoctriné indifférent à tout ce qui ne sert pas sa cause et ne participe pas à la vie.

Hier, j’étais assise sur le tapis près de lui.  Sa mère faisait la sieste à côté. Il m’imitait alors que je nourrissais les poupées à la cuiller d’une purée imaginaire, il était tout concentré, il avait un plaisir évident, nous partagions, ensemble, une communication symbolique.  Sa bulle était si transparente et j’y voyais ce message : Maintenant qu’elle se repose et prend soin d’elle, je peux mieux respirer. Ouf!  Maman refait ses forces, ça me rassure tellement.  Elle ne mourra pas ou ne sautera pas les plombs.  Je peux baisser la garde, je peux jouer tranquille, je peux m’habiter et être moi. Finie l’indifférence… Voici de la purée… Youppi!

Ce matin, j’ai décidé de parler de tout cela à cette maman.  Je lui ai dit aussi qu’à partir de maintenant, elle devra répéter à ses fils de ne plus se soucier d’elle, que ses soucis ne leur appartiennent pas, qu’elle s’occupera dorénavant de sa propre guérison, qu’elle ne les abandonnera pas, qu’elle ne mourra pas, qu’ils n’ont pas à prendre soin d’elle.

Et quelques minutes après, son petit est sorti de la salle, la suce dans la bouche.  L’air calme, il a regardé sa mère, m’a regardée aussi, est retourné dans la salle, en est ressorti avec le gros coussin jaune, celui-là même sur lequel elle avait fait la sieste les jours précédents et le lui a offert.  

 Et il est retourné bien sagement dans la salle et s’est remis à jouer.